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Conversation
Claire Le Restif

Paris, décembre 2001

in catalogue Emmanuelle Villard, Rennes, La Criée – Centre d’art Contemporain, 2002

Claire Le Restif : Pourquoi mettre le sujet de la séduction au coeur de la question artistique et plus particulièrement en peinture?

Emmanuelle Villard : La séduction est devenue un des motifs importants de mon travail. Ce n’est pas anodin. En tant qu’artiste je fabrique des pièges à regard. Des objets qui veulent retenir l’attention des autres. De plus, en tant que femme, j’ai toujours eu une conscience aiguë du jeu de la séduction. Ce que l’on donne à voir aux autres m’a toujours animé : l’apparence comme principal lien avec l’extérieur. Cette articulation me pousse à envisager autrement la question de la peinture abstraite.

C.L.R. : Admets-tu que l’on puisse envisager un lien entre tes propositions artistiques et ta personnalité? Comme un reflet trouble de toi-même?

E.V. : C’est indéniable et j’assume ce lien désormais. Lorsque je suis en représentation je mets en place une surenchère de ma féminité. Comme un décorum. Je me fabrique une image que je place en parallèle de mon travail. Bien que ça m’apparaisse comme primaire, je continue à me poser la question, restée en suspend, d’une identification au tableau. J’utilise les mêmes stratégies : utilisation de couleurs racoleuses, du fluo, de l’irisé, des paillettes, des résilles, des rubans, qui sont autant de l’ordre du maquillage du masque et de la mascarade. Ce qui peut être parfois qualifié de décoratif dans mon travail n’est pas pour moi rédhibitoire.

C.L.R. : Tu n’évites donc pas le sujet de la séduction. Au contraire tu sembles t’y attacher?

E.V. : C’est complexe. De la séduction il y en a dès le départ, avant même que les tableaux ne soient réalisés. Les matériaux exercent sur moi dès l’origine une forte séduction. J’essaie de la maîtriser, de l’apprivoiser, de manière à n’être pas trop submergée.

C.L.R. : Peut-on dire que le désir est un levier important du travail?

E.V. : En effet, ce qui me met au travail, ce sont les histoires qui se produisent en surface. Avant même que les tableaux n’existent. La séduction est un phénomène toujours un peu trouble. J’essaie, quant à moi de mettre en place une ambivalence au sein des tableaux. Une tension entre ce qui est séduisant et ce qui ne l’est pas.

C.L.R. : Par exemple?

E.V. : Et bien par exemple, toutes les séries comportent à la fois une allusion à la sensualité, mais en même temps font référence à l’univers du soin, à l’altération des tissus, à la chair, voir même à l’indigestion, à la tripe.

C.L.R. : Tu évoques à travers le choix des couleurs auquel tu procèdes le charnel et l’artificiel. Tu mets en place un rapport entre la surface et ce qu’elle recouvre.

E.V. : La surface attire à soi, attire l’oeil, fabrique un impact dû au côté vinylique, un peu indigeste. Elle révèle ce qui se passe en profondeur faisant également référence au corps et à la peau.

C.L.R. : Cette ambivalence se révèle à la surface. Tu utilises des matériaux qui se cristallisent, se rejettent, s’ingèrent, ayant des caractères, ma foi, impropres à la peinture. Même si on en ignore la nature, la conjonction d’éléments différents fait naître en surface des tremblements, des accidents. Apparaît, à mon sens, un point essentiel du travail : l’intimité, la peau comme pellicule vivante, une sorte de peinture « cosmétique ». Comment provoque-tu ces « plaies »? Ce florilège de textures? Ces mutations? Cette peinture « ourlée »?

E.V. : Je travaille avec des matériaux acryliques, qui ont une base et une odeur chimiques. Ca n’a rien à voir avec la peinture à l’huile par exemple, qui est organique. « Cuisiner » cette base de façon pragmatique constitue un moment important dans mon travail. Pour moi, la manipulation du matériau même de la peinture a du sens. Je fais effectivement référence à la peau lorsque j’évoque l’altération : un tissu organique s’altère à l’instar ici du médium. Comme si ce matériau (comme une chair) pouvait être contagieux, j’ai décidé de peindre par le biais de récipients, qui me maintiennent à distance. Je transvase, je dilue, je remue. Je joue donc à la chimiste, à l’alchimiste, à la cuisinière, à l’infirmière. De plus à tous ces jeux de rôle, inconscients a priori, dont je tiens ici comptabilité, s’ajoute celui de spectatrice. En effet, un tissu met du temps à s’altérer, à sécher. Ce temps est fondamental pour moi car j’observe les tableaux « se réaliser » sans moi. A partir du moment où la peinture est déposée, sans repentir possible, le tableau devient un corps autonome.

C.L.R. : Elle seule est responsable de ce qu’elle est? Pourquoi mettre autant de distance avec les matériaux?

E.V. : Après m’être fixées des règles de création en enfermant l’acte créateur dans un processus rigide et toujours plus complexe, je me suis résolue à enfermer le matériau (au sens propre) dans des récipients.

C.L.R. : Est-ce lié à une sorte de rituel?

E.V. : Il faut du temps pour faire accéder la peinture dans les pipettes avec lesquelles je travaille. Il y a donc une réflexion, une concentration, une attention portée essentiellement à la préparation des mélanges, à leur dilution. Je prends là mes distances avec ce qui est de l’ordre de l’impulsion. Je me fixe des contraintes, des limites, qui ont des conséquences dans le travail. Ca me permet de me concentrer. C’est une quête un peu obsessionnelle de maîtrise pour ne pas être débordée : distanciation, maîtrise, apprivoisement : dûs à la crainte d’être dépassée.

C.L.R. : Tu te soumets en même temps que la peinture à des efforts singuliers?Peut-on qualifier ces étapes de sophistiquées?

E.V. : Non. Davantage complexes que sophistiquées. C’est une quête de maîtrise. La part de liberté est laissée au matériau.

C.L.R. : Tu maintiens un degré d’expérimentation dans ton travail?

E.V. : J’essaie de maintenir l’expérimentation de façon constante dans le travail. Dès l’instant où une série fonctionne bien, je lui fabrique son contrepoint. L’expérimentation est une source d’enseignement. Je suis attentive aux évolutions.

C.L.R. : Est-ce-qu’il s’agit d’une gestuelle proprement féminine?

E.V. : Je n’ai pas envie de m’exprimer au nom des femmes, mais je ne fais pas non plus l’impasse de l’histoire des femmes dans l’art. Ma manière d’appréhender la peinture est, à mon sens, radicalement différente de celle d’un homme. Il y a effectivement un langage corporel très très différent. Beaucoup d’artistes femmes et peintres reprennent ça à leur compte. C’est difficile d’en faire l’économie.

C.L.R. : Tu as choisi de faire des tableaux, des « objets visuels ». Sont-ils des surfaces de synthèse et de projection?

E.V. : Au départ j’ai tenté de refuser le postulat du tableau comme surface de projection. Je ne souhaitais pas qu’il serve de « réceptacle ». Mon propre postulat était justement « comment faire un tableau abstrait, qui ne soit pas une surface de projection? ». Je me suis demandé pourquoi là encore je me maintenais à distance. Après toute une série d’observations de ce qui se passe à l’intérieur de l’intimité de l’atelier, et le sens final des tableaux fait qu’aujourd’hui c’est un retour violent en « pleine poire » : le sens est au coeur de l’articulation de la mise en oeuvre de ce que j’ai évoqué plus haut. Je me rends à l’évidence : c’est une sorte de synthèse. Ca n’a rien à voir avec la peinture construite. Ca prend une autre dimension.

C.L.R. : D’un côté une question grave : le temps et l’altération, de l’autre le masque voire la mascarade?

E.V. : Les deux sont extrêmement importants pour moi. Ils fabriquent une identité. C’est ce qui se passe dans l’intervalle des deux qui m’intéressent finalement.

C.L.R. : Dans la série des petits pâtés ça déborde?

E.V. : Effectivement. Sûrement parce qu’ils sont les plus alimentaires. Ce sont aussi des petits formats, sensuels. Ils fonctionnent parce qu’ils débordent. Autrement ça ne rime à rien.

C.L.R. : Ce sont de très petits formats. Des sortes de fragments recouverts?

E.V. : C’est très minutieux et pourtant c’est dans cette série que la plus grande liberté est laissée au matériau. Par contre ma gestuelle est particulièrement contrôlée. Je suis penchée, attentive à la moindre tache, la moindre trace. Il y a moins d’aléatoire. La procédure mise en place est à la fois expérimentale et constructive d’éléments de vocabulaires plastiques.

C.L.R. : Donnes-tu des titres à tes tableaux?

E.V. : Non. Les séries portent des titres génériques. Par exemple : « les résilles », « les rubans », « les petits pâtés », « les tableaux chairs de poule ». Parce que ce sont des tableaux abstraits et qu’ils ne font référence, pour reprendre les mots de Noël Dolla, « qu’à l’état d’esprit qui les a vus naître » je les nomme après coup. Quand je parviens à créer cette forme qui porte en elle ce qui l’a vu naître, c’est une très bonne surprise.

C.L.R. : Il y a du jeu et du je dans ton travail?

E.V. : C’est un je/jeu singulier. Tous les jeux (je) sont mis à l’oeuvre. Aujourd’hui en dehors de tout discours dogmatique, j’admets que ma démarche est assez égoïste et autocentrée.

C.L.R. : C’est à cet endroit que les questions d’intimité et de séduction sont opérantes?

E.V. : J’ai le sentiment que la peinture porte en elle toute cette histoire de crainte et d’affirmation. Il y a une forme d’équivalence avec l’existence: des doutes, des affirmations, des moments de maîtrise très forts. Quoiqu’il en soit il s’agit toujours de recherche. Pour moi un travail artistique c’est un cheminement. Ma décision c’est de cheminer là au milieu entre autre à travers la séduction et son contraire : la glorification du corps, l’apparence, le plaisir, l’altération, la maladie, la peur, l’échéance finale, la mort.

C.L.R. : Dans la série « Les confettis » tu n’as pas mis le même processus en place me semble-t-il?

E.V. : Au moment où j’ai réalisé cette série, je lisais le roman de Bret Easton Ellis Glamorama (l’auteur de American Psycho). Dans ce livre, les confettis, qui appartiennent habituellement à l’univers de la fête, du plaisir, jouent le rôle d’une présence angoissante. Ils m’étaient apparus hostiles. Effectivement, là où en général les motifs sont issus de mon procédé de travail, cette série, à l’inverse existe parce que j’avais envie de faire des confettis et que j’ai cherché comment les faire.

C.L.R. : Dans ce roman où il est question du show au sens large : la mode, la séduction, l’apparence, le masque, les cosmétiques, la consommation (y compris celle de l’autre), les confettis sont des sortes de ponctuations omniprésents d’un chapitre à l’autre. Ils sont également pour moi la métaphore de notre monde contaminé par le viral.

E.V. : C’est l’ambivalence qui m’intéresse. C’est ce que j’essaie de faire coexister au sein de mes tableaux : d’une part un côté « easy painting » facile à regarder et d’autre part un élément d’étrangeté, d’inconnu et parfois même de souffrance. Ce qui est important c’est la référence à l’univers de la surface et à quel point on se dissous lorsqu’on ne se consacre qu’à cette entité-là.

C.L.R. : Des éléments qui questionnent la surface, mais également une appartenance à l’univers populaire?

E.V. : Effectivement. Comme ces boules de neige qu’on secoue. C’est une partie de mon héritage. Comme on ne peut ignorer le Pop art. La génération d’artistes qui est la mienne doit son absence de complexes au chemin effectué par des artistes avant nous. Je me permets d’utiliser les paillettes, le fluo, quand bien même ils portent atteinte à la peinture et qu’ils semblent corrosifs. Comme une sorte d’acide sur la chair du tableau. J’utilise certains concepts de la peinture comme autant de matériaux. De la même façon que certains artistes utilisent la peinture acrylique « sortant du tube ». Je travaille la coulure, le monochrome, la grille, autant d’éléments qui pèsent lourds dans l’histoire de la peinture.

C.L.R. : Est-ce-que tu soumets également les tableaux à des modalités d’expositions particulières?

E.V. : La mise en exposition est un moment de fabrique de sens. Quand j’effectue une sélection des tableaux, je prends en compte d’une part l’espace dans lequel ils vont se placer et d’autre part le fait que plusieurs séries formellement différentes vont être confrontées. En mettant en place des conditions de regard entre les tableaux, puis en induisant la question de la séduction en terme de déplacement du spectateur au sein de l’exposition, je joue une mise à distance et une proximité, une confrontation et un détour, une intimité et un éloignement.

 

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