Conversation enregistrée au mois d’août 2002
in catalogue Comment s’appelle la partie immergée de l’iceberg ?, Montreuil, Éditions maison populaire, 2003
Claire Le Restif : Est-il possible, selon vous, d’échapper aux aspects symboliques et autobiographiques dans le travail de peintre?
Emmanuelle Villard : Certains artistes décident de contourner l’aspect autobiographique. Moi, j’ai choisi de le mettre au travail. C’est une démarche qui se met en place dans le temps et qui consiste à tenter une sorte de parallèle entre ma pratique artistique et mon identité. Mon travail artistique se nourrit de ce qui me traverse.
C.L.R. : Croyez-vous qu’il y ait très vite une nécessité de se construire une identité?
E.V. : Je crois nécessaire de prendre le plus tôt possible des positions très fermes. Par rapport à ce qui nous précède, comme à ce qui nous entoure. Etre peintre, ce n’est pas neutre, il y a beaucoup de fantasmes et de symboles liés « au personnage ». Il faut réfléchir à ce que l’on exprime en termes de singularité et de contexte.
C.L.R. : Malgré des séries de tableaux très différents, un même sentiment d’unité subsiste en observant votre travail : la quasi certitude que vous avez une seule et même préoccupation.
E.V. : Bien sûr, puisque c’est le reflet du mouvement de mes désirs et de mon fonctionnement en général. Il y a dans mon travail un déplacement constant : de technique, de gestuelle, de format, parfois de support. C’est d’ailleurs ce que je cherche à mettre en oeuvre, puisque c’est ce qui me pose le plus de problèmes dans la vie de tous les jours. Et je ne crois pas être la seule à passer d’un désir à un autre, de me contredire, de ne pas savoir toujours très bien où me situer. Heureusement que vous y voyez une certaine unité, remarquez (rires!).
C.L.R. : Cette déclinaison consciente ou inconsciente d’une même préoccupation est peut-être davantage propre aux peintres?
E.V. : Cela tient peut-être à l’histoire intrinsèque de la peinture, et à la nécessité de se singulariser. Au moins se repérer. Peut-être est-ce dû aussi à son enseignement encore aujourd’hui. C’est en tous cas l’expérience que j’en ai eue. Il y a une obsession chez les peintres, car il y a une complexité plus longue à maîtriser le médium. J’ai mis beaucoup d’énergie à l’apprivoiser, jusqu’à ce qu’il me semble familier. Je peux y puiser désormais une forme de liberté.
C.L.R. : Si la peinture est une chose mentale, la matière, elle, résiste! Or, votre peinture ne semble pas douter des manipulations concrètes. Elle semble contenir sa propre capacité démonstrative, sa propre charge expressive.
E.V. : L’expérimentation est primordiale. Mais toutes ne mènent pas à une forme. Quantité de tentatives restent en suspens. Je ne doute pas, effectivement, qu’à force de conviction quelque chose va s’imprimer. La forme découle de la façon dont j’appréhende mon médium,physiquement et mentalement.
C.L.R. : Vous avez dit avoir « une pratique décomplexée de la peinture »1.
Pouvez-vous nous en dire davantage?
E.V. : C’est un constat. J’appartiens à une catégorie de jeunes peintres, qui ne peuvent et ne veulent plus réfléchir en terme de dogmes. Pour moi « être décomplexée », c’est pouvoir emprunter au réservoir de formes historiques et de considérer, d’une certaine manière, les formes existantes comme « de la matière sortant du tube ». Je suis moi-même incapable de dogmatiser ma peinture. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont circulent le désir, le regard.
C.L.R. : Il y a, globalement, une attitude assez décomplexée des jeunes créateurs aujourd’hui. Nous l’observons dans divers champs d’application de l’art. Peut-être est-ce d’ailleurs une nouvelle forme de dogme!
En ce qui vous concerne, quel rôle voulez-vous voir tenir à votre peinture?
E.V. : Je souhaite qu’elle reflète une posture. Qu’elle « renseigne » sur un questionnement qui tient compte de la complexité infinie des individus, ici et maintenant. un rôle de sciences humaines en quelque sorte.
C.L.R. : Vous avez dit, sur un ton auquel je ne crois pas totalement, faire de « l’easy painting »2. Cela signifie qu’il s’agit d’une peinture sans sujet?
E.V. : Non. C’est un peu ironique. C’est un besoin supplémentaire de prendre mes distances. Vous dites ne pas trop croire à ce ton,mais ça fait également partie de mon travail et de la manière avec laquelle je construis les choses.
C.L.R. : Ce ton peut-être également entendu comme une forme d’esquive et pourquoi pas d’élégance. Cela semble dire « ne vous tracassez pas, ce sera « easy » pour vous! ». C’est une attitude très contemporaine!
E.V. : C’est un « joke ». C’est de « l’easy painting » au sens où mon moteur n’est absolument pas la douleur. C’est aussi une réponse à la question : comment faire le plus simple, le plus immédiat, le plus léger possible? La manière est très ludique, mais la fabrication est très sérieuse! C’est une peinture du sujet bien sûr, celui de la peintre, de l’artiste, de la femme : le sujet de ma peinture, c’est moi bien évidemment! (rires)
C.L.R. : La peinture s’exprime-t-elle plus que la peintre?
E.V. : C’est l’artiste qui fait s’exprimer la peinture. Mais vous savez, l’histoire de la peinture ne m’intéresse pas tellement. Je la trouve fermée et rébarbative, comme coupée du reste des vivants. Ce qui m’intéresse, ce sont certaines positions artistiques.
C.L.R. : L’oeuvre advient lorsqu’il existe une équivalence entre ce que vous souhaitez injecter et la part d’initiative que vous laissez au matériau?
E.V. : Si j’évolue avec la peinture c’est parce qu’elle est à mes yeux le seul matériau indépendant. Dans les protocoles que je mets en place, il y a une intention, une maîtrise. Mais comme c’est le plus souple des médiums, il a sa part de création. J’ai fondamentalement besoin qu’il y ait aussi de l’inattendu et du hasard.
C.L.R. : On a beaucoup parlé de « méthode » vous concernant. J’ai envie d’aborder la notion de « tactique ». Elle consisterait à appréhender les moyens, les temps, les méthodes d’opération du phénomène de la peinture?
E.V. : Si un des buts du jeu consiste à apprivoiser le hasard, la tactique est de l’encercler sans pour autant l’empêcher d’agir. J’attends la surprise au sein de la maîtrise.
C.L.R. : Hervé Gauville a qualifié votre peinture « d’abstraction contingente »3, qu’en pensez-vous?
E.V. : J’ai beaucoup aimé ce terme. J’aime l’idée de fabriquer une impression sensible qui fixera (ou non) mes intentions. C’est l’histoire d’une cristallisation à un moment donné. Le miroir d’une intention finalement.
C.L.R. : Vous semblez ainsi plus singulière dans la trop grande famille de la peinture abstraite.
E.V. : Puisque je tiens à l’absence de figure et de composition dans mon travail, je préfère utiliser ce terme large de « peinture abstraite » pour situer ma démarche.
C.L.R. : Dans un entretien accordé à Yannick Vigouroux4, vous qualifiez vos activités de : « poétiques et magiques : la sorcellerie, l’alchimie, la fabrication de filtres, dans l’idée de retenir quelqu’un, de jeter mon dévolu sur lui ». Cela fait référence à mon sens à la séduction de l’enfance.
E.V. : Il y a quantité d’allusions comme celle-ci dans mon travail. Je pense également au « piège à regard » de Lacan. J’aime imaginer l’alchimiste ou la sorcière qui fabriqueraient des images, comme autant de filtres pour retenir l’Autre. Cette manipulation imagée du médium est primordiale. J’aime jouer au chimiste : j’ai cette volonté de violenter le matériau, de l’altérer que ce soit avec les bases chimiques que j’utilise ou les protocoles de création que je mets en place. Cela fait partie de mes petites mythologies personnelles! Enfantin?…oui. Dans la mesure où l’artiste après avoir été un enfant continue d’observer le monde réel et de prendre par fragments ce qui l’intéresse pour le réorganiser à sa convenance. C’est ce qu’on appelle le jeu.
C.L.R. : Le « style » de votre peinture est celui de notre époque contemporaine, séduisante mais corrosive, virale, moléculaire, contaminante.
E.V. : Absolument. J’ai d’abord chercher à fabriquer de l’ambivalence en ayant recours à des allusions formelles contradictoires : la décrépitude et la séduction par exemple. Mon mode de fonctionnement a évolué. La quête de l’ambivalence comme fondement de mon travail a laissé la place à l’exploration des contradictions qui m’habitent. Il fallait sortir de l’illustration : l’ambivalence encore présente est une conséquence de mon appréhension du médium : celle de mon travail qui prolifère, comme peut le faire une maladie, un parasite ou…un phénomène de mode?
C.L.R. : Les notions d’attraction et de frustration sont présentes dans votre travail. Est-ce pour autant le couple uni que l’on a bien voulu voir?
E.V. : Ce couple fait qu’il existe toujours un tableau après l’autre : séduction/frustration. Les deux sont des moteurs en général. Je me suis demandée comment mettre en avant ces notions au cours de l’accrochage de mon travail, notamment pour l’exposition de « La Criée ». Je voulais orienter, contraindre le regard du spectateur, aussi j’avais placé des tables/tréteaux dans l’espace d’exposition qui empêchaient une déambulation naturelle. J’ai envie d’aller plus loin dans ce sens et j’y travaille en ce moment.
C.L.R. : Est-ce véritablement équivalent?
E.V. : C’est cyclique, donc uni sur le long terme.
C.L.R. : Il y avait jusqu’à présent un invariant dans votre travail: de la toile fixée sur châssis et peinte. Vous semblez prendre une direction différente?
E.V. : Je quitte la surface pour accéder à une forme. Je n’y vois pas un abandon mais un glissement du matériau par rapport au plan. Au moment de notre première discussion1 autour de l’histoire du volume et de la chair, je commençais à ressentir ce besoin de matérialiser le corps. Il y avait eu des prémisses avec les « Tableaux chairs de poule » par exemple. Rétrospectivement, je sais que c’est très lié.
C.L.R. : Quel est le sens de ce nouveau travail?
E.V. : Pour cette nouvelle série, je ne peux qu’émettre des hypothèses. Ce qui m’intéresse, c’est une maîtrise différente de la peinture. C’est ma grande histoire, la maîtrise : contenir/déborder. Ce n’est pas un hasard si j’ai choisi de travailler en deux dimensions, dans un cadre! Pour ce qui est du sens, si encore je réfléchissais en terme de pièces, peut-être arriverais-je à répondre à votre question. En tous cas, ce nouveau travail n’a pas qu’un seul sens!
C.L.R. : Même s’il y a une continuité dans les préoccupations, je ressens une sorte de rupture avec ces nouveaux « objets visuels ».
E.V. : J’accepte désormais ce terme « d’objets visuels ». J’aurais beaucoup de mal à les nommer tableaux maintenant, car je ne les vois plus comme ça. Une rupture, non!
1 in catalogue, Emmanuelle Villard, centre d’art contemporain, La Criée,
Rennes, janvier 2002.
2 in Les Inrockuptibles n° 325, février 2002, article de Nicolas Thély.
3 Hervé Gauville, » Sur la toile, Emmanuelle Villard nous fait la peau » in, Libération mercredi 6 février 2002, exposition, centre d’art contemporain La Criée, Rennes.
4 Yannick Vigouroux, » La cuisine picturale d’Emmanuelle Villard » in Exporevue.com, octobre 2001