in catalogue Emmanuelle Villard, Rennes, La Criée – Centre d’art, 2002
« c’est donc vraiment une histoire de séduction on étudie toutes les solutions »1
Toutes les œuvres d’art ont à voir avec la séduction, toutes les entreprises artistiques cherchent à retenir l’attention et pour cela charment ceux à qui elles s’adressent. A ceux qui voudraient nous faire croire que l’art le plus rigoureux et le plus novateur échapperait à cette entreprise généralisée, on répondra que la séduction peut être paradoxale, qu’elle peut concerner un besoin de distinction (bien avant Bourdieu, depuis La Bruyère au moins, nous savons en effet à quel point afficher un goût marqué par le rejet du sensible en même temps que par le primat de l’intelligible et du raréfié permet à certaines appartenances sociales et culturelles de se distinguer). La marque des tableaux d’Emmanuelle Villard est d’afficher leur volonté de séduction, de jouer avec le goût commun sans affecter aucun élitisme de bon aloi. Bref, d’être ouvertement décoratifs (à condition de s’entendre sur ce que désigne cet adjectif).
La première de leur qualité est leur accessibilité : loin de s’imposer d’en haut, comme des objets hautains et monumentaux, ils invitent évidemment au regard mais aussi à la préhension, quoique seul le regard puisse finalement les embrasser. Il s’agit, je crois, de bien plus que d’une propriété haptique, au sens où le tableau viendrait à acquérir les propriétés d’une sculpture. On voudrait les toucher, les tenir dans les mains, en caresser la surface – et ce désir est sans cesse maintenu intact par l’impossibilité qui nous est faite de l’assouvir dès lors qu’ils sont accrochés sur le mur. Pour beaucoup d’entre eux, la suggestion du goût s’ajoute à ces deux sens : telle série rappelle des longs rubans de guimauve, telle autre évoque des paquets de bonbons ronds et multicolores, une autre encore la pâte onctueuse des confitures ou des glaçages au sucre coloré, de telle sorte que la théorie moderniste des correspondances et des synesthésies diverses est déplacée.2
Du coup, la métaphore traditionnelle de la peinture comme cuisine, comme fondée sur des recettes picturales, s’en trouve rechargée. L’artiste elle-même commente : « Le matériau est cuisiné, manipulé, apprivoisé. Doser, remuer, transvaser : de la pâtisserie ? […] Une recette qui se cherche, la réalisation d’un filtre alchimique : quelque chose pour retenir (le regard). »3 Car une recette n’a d’intérêt qu’à provoquer le plaisir de celui qui la goûte, en même temps qu’elle le nourrit (si c’est de bonne cuisine qu’il s’agit, on sait que la nourriture est donnée comme par surcroît, et sans qu’on y prenne garde, que c’est le plaisir qui compte). Comme pour une pâtisserie, on devrait pouvoir obtenir les ingrédients et les manières, mais ceux-ci ne se révèlent pas lorsque le tableau est donné. On ne peut vraiment y lire une histoire des gestes et des procédures. Pourtant, le fondement de la peinture d’Emmanuelle Villard est bien processuel. Elle-même affirme que du choix « de certains outils (pots, seringues, pipettes, etc.) […] découlent des manipulations et une gestuelle particulières. »4 Selon une certaine volonté de mise à distance (mise à distance paradoxale, on l’a vu pour le spectateur, et on le verra pour l’artiste), le tableau est ainsi le résultat de manipulations qui laissent la part belle aux matériaux. Cet aspect a été suffisamment évoqué par Frank Lamy pour que je m’y arrête plus longtemps : « S’impliquer dans ce geste et le prendre comme objet. Pour lui- même, presque indépendamment de ce qu’il va donner. S’absorber dans ce geste et le rendre quasi autonome, sans contenu autre que lui-même. Qu’il ne signifie rien, hors sa propre manifestation. Ce qui n’empêche nullement le sens d’affleurer, de jaillir. Mais peut-être ailleurs. »5
Je voudrais juste souligner à quel point le plaisir du spectateur est ici dépendant de celui de l’artiste : celle-ci abandonne les processus lorsqu’elle en connaît par avance tous les résultats (se refuser de les connaître tous serait s’aveugler, au sens presque littéral du terme dont on voit mal quel rapport il pourrait entretenir avec le plaisir). C’est de cette façon d’abord que, depuis 1994 au moins, se sont enchaînées et entrecroisées de véritables séries, qui présentent chacune un même type d’images parce qu’elles sont chacune le résultat des mêmes types de manipulations. Comme dans le travail de Bernard Frize ou celui de Miquel Mont (mais avec des implications bien différentes), tout peut alors servir dans cette cuisine : une série entière, celle des « rubans », est réalisée depuis 1998 avec les restes de peinture qu’ont déposés les autres séries, précieusement recueillis dans des pots (on songe alors, en une métaphore moins gustative, à une sorte de purin ou de lisier artistique dont la fertilité deviendrait avérée). De même, les modifications progressives des manipulations entraînent- elles les passages d’une série à une autre. Ainsi, la série des tableaux « ocelés », peints depuis 1999, naît pratiquement des tableaux avec des disques ou des semis rectangulaires de petits points monochromes (de 1998) – par agrandissement et épaississement des dépôts de peinture, par disparition du fond et par superposition de plusieurs couleurs les unes sur les autres.
J’ai dit que la distance établie par cette confiance dans les manipulations6 était paradoxale pour l’artiste autant que pour le spectateur. C’est qu’en effet le tableau naît d’un rapport nécessaire au corps de sa créatrice. Les formats sont ici déterminés par la possibilité d’une manipulation pratique : leurs quatre coins doivent pouvoir être atteints d’un seul geste, ce qui en limite la taille. Il ne s’agit plus, comme pour les tenants d’une action painting expressionniste, de se perdre dans la peinture (pour mieux laisser parler l’inconscient ?), mais plutôt de mettre l’œuvre à une juste distance : celle où l’artiste peut tout embrasser du regard et des bras, où elle peut « [ê]tre dans l’acte de peindre tout en le maîtrisant. Etre tout à la fois séduite et décisionnaire. »7. C’est pourquoi ces tableaux, évidemment peints à plat, ne sont pas peints au sol. Comment laisser autrement la peinture prendre ses aises, s’étaler sans que la gravité la force à aller dans une seule direction, jusqu’à déborder parfois les rebords du châssis? Ils restent dominés corporellement : la toile est posée sur une table ou sur un tréteau (Mondrian faisait de même dans ses ateliers parisien ou new-yorkais, mais selon une attitude d’ingénieur qui est bien éloignée de celle d’Emmanuelle Villard) et l’artiste peut tourner autour d’eux. Petit à petit, selon une économie du geste (pourquoi se fatiguer à tourner, puisque du bras, en se penchant, il est possible d’atteindre le coin opposé ?), un côté se retrouve privilégié ; il deviendra le bas du tableau, qui passe ainsi de l’isomorphie à une relation à la verticalité, sans que celle-ci ait été imposée comme un a-priori à la peinture.
Peut-être cette tension entre l’isomorphie et la verticalité explique-t-elle pour une bonne part le sentiment, chez le spectateur, de distance et de proximité à la fois. Elle est ce qui permet de s’adresser aussi bien à son désir optique qu’à ses autres sens plus immédiats. Elle est de plus redoublée par la façon dont les œuvres d’Emmanuelle Villard appartiennent au monde dans lequel le spectateur est plongé – au moins en tant qu’images puisque, en tant que tableaux sur châssis, elles affirment leur spécificité et leur autonomie8. Il ne s’agit pas pour elles d’anticiper un monde à venir ou à découvrir par-delà-les-apparences, mais de jouer, par la profusion des allusions 9, avec un ensemble de sensations qui sont celles de la vie ordinaire. Par le passé, jusqu’en 1996 au moins, l’artiste pouvait prélever des signes directement dans le réel pour établir cette continuité : une série de 24 petits tableaux de 1995-1996 superposait ainsi des tags façon Futura 2000 sur des motifs quadrillés, parce que, selon elle (à l’époque), « une des solutions pour échapper au formalisme est d’introduire des éléments du réel dans le champ artistique »10. Aujourd’hui – et depuis déjà plusieurs années – cette introduction directe du réel, serait sans doute vécue comme une perte de la juste distance et une forme d’ordre impératif à l’adresse du spectateur (voici ce que tu dois voir, ne te laisse pas aller). Significativement, les motifs quadrillés de la série dont je viens de parler se sont retrouvés en 1998 isolés comme des motifs de tissu (échantillons de kilts ou mouchoirs de poche ?) – duplications du réel à laquelle la peinture faisait subir une littérale opération de défiguration (et de déréalisation), en s’affaissant jusqu’à créer une sorte de poche plissée. Mais parce qu’il y avait là encore une trop forte insistance sur un motif dont on sait les connotations nombreuses dans l’histoire de l’abstraction – celui de la grille11 -, parce que l’association visuelle la plus immédiate était celle d’un vêtement que seuls quelques fétichistes nostalgiques des uniformes d’écolières peuvent trouver séduisant (à moins qu’il ne s’agisse d’un torchon de cuisine, encore moins attirant), ce motif a été remplacé en 2001 (après quelques avatars plus modernistes) par une trame diagonale de filaments qui évoque plus des résilles ou des mantilles – non pas celles que l’on voit sur les photographies sur papier glacé mais plutôt celles qui s’observent lorsque les apprêts sont tombés, que la maille a filé ou s’est distendue.
Ces quelques exemples suggèrent à quel point les tableaux d’Emmanuelle Villard flirtent avec le domaine du kitsch : leurs motifs sont de ceux que l’on retrouve sur les briquets que les sourds-muets-de-naissance placent sur les tables des consommateurs presque toujours indifférents, de ceux que produisent les lampes décoratives à effets rétro-futuristes. De ce point de vue, ils n’échappent pas toujours à l’espèce de fascination nostalgique pour les seventies qui marque autant la mode que l’art de nombreux artistes d’aujourd’hui (de Jorge Pardo à Jim Isserman ou Heidi Wood, pour prendre des exemples très différents). Mais c’est seulement le revers – heureusement rare – de leur refus de tout élitisme. Ils portent tellement à la surface leur désir de séduction qu’ils jouent pour ainsi dire naturellement avec un répertoire formel qui est celui de la vulgarité du dessin et de la couleur (au sens où T.J. Clark a pu montrer que ce qui fait la grandeur de Pollock dans la société démocratique américaine de l’après-guerre, c’est précisément sa vulgarité12). Ils se doivent d’apparaître sympathiques comme peuvent l’être les éléments d’un mobilier abordable : d’une certaine manière, ils doivent devenir des éléments du mobilier, avec quelque chose en plus. Comme un meuble, ils doivent séduire dans un premier temps par leur aspect d’ensemble, mais tout de suite ils attirent aussi l’attention sur leurs constituants – et en cela ils restent des tableaux. On a pu dire qu’ils pouvaient être faits selon les mêmes modalités que « d’autres activités comme le tricot, le crochet, qui se font presque malgré soi, qui occupent et qui libèrent en même temps »13, et ils devraient sans doute faire un jour l’objet d’une interprétation féministe. Il me semble au moins aussi important de souligner qu’ils invitent à une appréhension à la fois distraite et concentrée : un premier temps les tient simplement pour des objets meublant le champ visuel, un second temps veut les saisir de toutes les manières possibles.14 Ainsi relèvent-ils pleinement de cette esthétique du décoratif, dont j’ai plaisir à rappeler l’interprétation qu’en a faite Matisse : « Il s’agit de canaliser l’esprit du spectateur de manière à ce qu’il s’appuie sur le tableau mais puisse penser à tout autre chose qu’à l’objet particulier que vous avez voulu peindre : le retenir sans l’abrutir ; le conduire à éprouver la qualité de sentiment que vous avez voulu exprimer. »15 Interprétation que l’on pourrait compléter par cette autre déclaration du même artiste : « On passe près d’une mosaïque comme près d’une chaise. »16
Ce fonctionnement décoratif débouche cependant chez Emmanuelle Villard sur une captation potentielle des sens. Et rien n’oblige à penser que le résultat de cette captation soit toujours plaisante, tant elle dépend des expériences propres à la vie de chaque spectateur. Celui-ci aimera ce qui le fera songer à de grands yeux (celui qui prend plaisir à la fascination des regards), celui-là les trouvera terrifiants (celui pour qui Die Tausend Augen des Dr Mabuse devient aisément Le diabolique Docteur Mabuse). Tel voudra toucher ce qui lui évoquera une peau gonflée, tel autre reculera devant des cloques ou une impression de chair de poule. En ce sens, chaque tableau d’Emmanuelle Villard est comme Blanche Neige attendant le baiser du prince charmant (le spectateur ici) : endormi, chose parmi les choses dans un environnement, il reste disponible pour s’ouvrir à celui qui est séduit par lui, et doucement le conduire là où le mènent ses désirs – un endroit qu’il reste impossible de nommer avec précision et certitude.
1 Michel Cloup / Arnaud Michniak, « Une histoire de séduction », Diabologum #3, Lithium Records, 1996, 0:43- 0:47.
2 Le caractère apparent de sucrerie de certains tableaux d’Emmanuelle Villard explique qu’ils aient été associés à ceux de Dominique Figarella et d’autres artistes dans une exposition baptisée Sweet (galerie Evelyne Canus, Paris, septembre 2000). Quant à une synesthésie du sens gustatif, on comprend mal qu’il ait fallu attendre le tournant du XXI° siècle pour la voir apparaître dans le champ de l’abstraction, qui s’est montré historiquement plus sensible aux sirènes musicales. Question de destination démocratique sans doute.
3 Emmanuelle Villard, in cat. expo. Usage, Londres, Mellow Birds, 2000, n.p.
4 Ibid.
5 Frank Lamy, in cat. expo. AEntre deux, Paris, Galerie Art & Patrimoine, 1998, p.6.
6 Confiance dont le résultat est la nécessité de sacrifier un assez grand nombre de toiles – ratées, tout simplement.
7 Emmanuelle Villard, in cat. expo. Usage, op. cit..
8 Je doute que le terme d’image soit ici adéquat parce qu’il ne renvoie pas seulement à l’iconographie mais aussi à un ensemble de suggestions perceptives.
9 « Contre tout formalisme le tableau appelle l’allusion. » (Emmanuelle Villard, ibid).
10 Emmanuelle Villard, « Entretien entre Emmanuelle Villard et Catherine Macchi », in cat. expo. Emmanuelle Villard, Nice, Villa Arson, 1996, n.p.
11 Sur l’histoire de la grille dans l’abstraction, et la multiplicité de ses associations sémantiques, je me permets de renvoyer à mon essai « Après la grille », in cat. expo. Abstraction/Abstractions : Géométries provisoires, Saint Etienne, Musée d’art moderne, 1996.
12 Cf. T. J. Clark, “ In Defense of Abstract Expressionism”, Farewell to an Idea, New Haven et Londres, Yale University Press, 1999, p.371-403.
13 Frank Lamy, in cat. expo. AEntre deux, Paris, Galerie Art & Patrimoine, 1998.
14 Les photographies réalisées par l’artiste en dispersant des pastilles de couleurs et des disques translucides sur une plaque transparente rendent également perceptibles cette possibilité d’une double appréhension, en particulier parce qu’elles évoquent ces « boîtes à boutons » ou ces kaléidoscopes primitifs que les parents donnent aux petits enfants pour les occuper.
15 Henri Matisse, « Réponses pour un entretien avec Georges Duthuit [avant 1929] », repris in Georges Duthuit, Ecrits sur Matisse, Rémi Labrusse ed., Paris, énsb-a, 1992, p.294.
16 Henri Matisse, cité par Georges Duthuit dans une lettre à celui-ci du 2 septembre 1925, reprise ibid, p.215.