in catalogue Emmanuelle Villard, ed. La galerie des Multiples, La Criée, Le Crédac, 2005
Dans des pots en verre réside le surplus de peintures réalisées antérieurement, soit quelque mélange de résines acryliques à la texture veloutée et aux couleurs chatoyantes d’une tendance pop, disons, plutôt affirmée. Il ne s’agit pas ici de l’abandon d’une substance jugée périmée mais bien au contraire de sa conservation au frais au vu de ses qualités estimées potentiellement réutilisables : mise en attente nécessaire. Convocation du geste et appropriation de la matière constituent des modalités premières de l’acte pictural qui trouvent existence dans la pratique d’Emmanuelle Villard par un processus relevant d’une temporalité spécifique. Ainsi, en 1998, répandre le contenu de ces pots sur une toile posée horizontalement lui permet de rejouer ces deux instances artistiques sur un mode intégrant la dimension du souvenir. En effet, il s’agit ici du remploi de restes. Réinvestir un matériau portant déjà le sceau du passé procède d’une attitude artistique appartenant à la sphère de la mémoire. Il en résulte plusieurs peintures d’un format classique (N° 105-23, 114 x 146 cm) dont l’ensemble constitue la série 105, dite aussi « série des rubans » dans l’espace de l’atelier. La toile donne à voir le processus corrélatif à sa réalisation et son déroulement dans le temps. Quelques circonvolutions aux boucles serrées se déploient les unes après les autres sur toute la surface du tableau et offrent au regard un entrelacement de couleurs aux allures de berlingots fort appétissants. Un tel processus artistique relève d’un dripping kitsch délesté du poids de tout héroïsme et de tout pathos. Emmanuelle Villard inscrit ainsi sa création dans le champ de l’abstraction non géométrique et montre son attachement à la coulure, à la séduction de la matière et au geste irrévérencieux. Sur un mode enlevé, audacieux, ludique, voire racoleur, il s’agit de trouver la juste attitude à même d’appréhender l’acte pictural alors que l’abstraction correspond dorénavant à un genre historique à part entière dont il convient d’interroger les possibles dans le présent. Le processus conçu en 1998 pour ces quelques peintures de la série 105 se trouve à nouveau investi en 2002 mais de manière plus intimiste car le nouveau format des toiles (14 x 18 cm) demande une concentration et une minutie dans l’appréhension du geste répétitif : verser, laisser se répandre, contrôler la coulure. Les circonvolutions de matière se jouxtent alors, voire se superposent, et le long temps de séchage requis permet aux différentes résines d’interagir ensemble alors que le débord de matière se stabilise sur les pourtours du châssis. Un excédent voué à un supposé oubli peut à nouveau conquérir un surcroît d’existence à travers un heureux processus de sédimentation. La série 105 se voit ainsi complétée d’un nouvel ensemble de toiles — denses conglomérats d’entrelacs d’un chromatisme aux dominantes mauve et brun laissant percevoir, ici et là, quelques filets de teintes plus acidulées. Dès sa première exposition personnelle, en 1996, à la Villa Arson, Emmanuelle Villard dévoile son inclination pour les processus intégrant la réminiscence. Elle recouvre ainsi « des écritures » réalisées dans un premier temps sur la toile d’une épaisse couche de peinture uniforme jusqu’à les faire disparaître. Puis, guidée par le souvenir des premières traces, elle dépose avec un pinceau imbibé de vernis de nouvelles empreintes. « Quand le vernis sèche, une réaction chimique se produit et les écritures remontent à l’endroit des empreintes »1. Créer en convoquant la dimension de la perte structure l’ensemble de son travail. Ainsi, pour la célèbre série 106 initiée en 1999, des noix de couleurs vives sont déposées sur la toile — toujours placée horizontalement —, par l’intermédiaire d’une pipette de grand format sur un mode relevant tout à la fois de l’alignement et de la superposition. Une telle abondance provoque inévitablement un affaissement de la matière mais les couleurs gardent leur autonomie pendant le temps de séchage compte tenu de la densité spécifique du mélange. Tant sur la table de travail que sur les bords du châssis, un excédent se répand ; quelque peu de peinture s’absente du support premier. Au final, l’œuvre existe donc par ce qui reste sous une forme stratifiée et condensée. On fera le même constat pour la série 66 (2001-2003) où une grille peinte sur un fond monochrome, perd sous l’effet de différents poids de matière et de réactions chimiques inhérentes au mélange, sa structure géométrique initiale pour s’abandonner aux déchirures et aux trouées. Mais, par ailleurs, comme il n’est pas ici question d’abandonner de quelconques restes à leur triste sort, pourquoi ne pas convoquer à nouveau le remploi pour les peintures ratées, puis temporairement oubliées dans un coin de l’atelier2. Autant les libérer de leur désormais inutile châssis, puis les recouvrir d’une pellicule de couleur uniforme bien tonique, qui du rouge vermillon, qui du mauve vif, pour les inscrire à nouveau dans le présent. Il en résulte des monochromes aux toiles gaiement défoncées (série 11, 2002-2003) ou passablement boursouflées (série 10, 2002-2003) qui se font un point d’honneur de ne pas cacher leurs aventures passées et d’afficher un dédain pour tout espace métaphysique jugé désormais obsolète. L’acte de recouvrement situé au fondement de la pratique picturale adopte tour à tour dans l’œuvre d’Emmanuelle Villard les modalités de la coulure, de la grille et/ou du monochrome qui appartiennent à un passé artistique déjà consommé. Dont acte. Différentes temporalités — temps de l’oubli, du souvenir et du présent — confluent au moment où le tableau parvient à conquérir son existence, soit lors de son accrochage au mur. L’artiste précise à ce sujet :
« Il y a toujours une grande part de liberté laissée au matériau, un hasard que je ne contrôle absolument pas. Le tableau n’est d’ailleurs visible pour moi que lorsqu’il est complètement sec. Il peut se passer une semaine entre sa réalisation — je travaille à l’horizontale — et le moment où il sera au mur, où je vais le regarder vraiment. Je valide alors ou non le tableau, tout ce qui est fait n’est pas bon, beaucoup de choses partent à la poubelle3. »
De plus, il faut noter que les séries composant cette œuvre ne se développent pas dans la pratique selon une chronologie linéaire mais adoptent un schéma temporel relevant du rhizome. Passé, présent et futur ne se conjuguent pas en effet ici selon un mode traditionnel qui tendrait à justifier leur modalité d’existence successive par un principe de rupture et de causalité. L’attitude artistique adoptée par Emmanuelle Villard montre que l’acte pictural dans son travail ne peut exister dans la sphère du présent sans conscience du risque de sa perte contre laquelle il faut trouver des parades. De fait, le futur pose question. La revendication d’une mémoire à appréhender confère à cette œuvre un intéressant et spécifique ordre temporel régi par la stratification, une fluidité et des trouées.
Il semblerait que la création d’Emmanuelle Villard n’entretienne en définitive avec ce qui a été nommé au début des années 80 post- abstraction que des rapports lointains4. Pour ce qui relève de cette abstraction post-historique, en effet, une attitude distanciée dans la pratique neutralisant l’expression du Je est revendiquée. Les tableaux sont par ailleurs autant de surfaces lisses, anonymes et tendues. Cet art du détachement, en héritier du pop art et du readymade, pointe l’abstraction comme genre historique par un jeu de désignations qui confère aux œuvres une charge iconique. Les œuvres d’Emmanuelle Villard ne sont pas régies par un principe d’indifférence et ne mettent pas le spectateur face à des surfaces froides qui le tiendraient à distance. Au contraire, les pulsions optique et haptique, pour reprendre la terminologie d’Alois Riegl, sont fort sollicitées. En cela, l’attitude de cette artiste dans la pratique prend ses distances avec celle défendue par Peter Halley, John Armleder, ou Bernard Frize, entre autres exemples.
Le Je est à nouveau investi dans la pratique d’Emmanuelle Villard sous un mode délesté de tout expressionnisme, ce qui lui permet d’échapper à un certain néo-lyrisme contemporain. Que l’œuvre s’incarne définitivement lors du temps de latence requis pour le séchage représente en effet le stade du laisser-faire : « A partir du moment où la peinture est déposée, sans repentir possible, le tableau devient un corps autonome5 ». Par ailleurs, l’omniprésence de la courbe résultant d’un geste spécifique dans ces oeuvres intimistes se veut la mesure du corps de l’artiste, un corps féminin à la sensualité revendiquée. Cette corporéité se trouve renforcée par la présence affirmée de la matière, sa densité et son chatoiement qui déjouent une dimension iconique de l’œuvre par l’exclusive. La réification du geste canonisé par le modernisme ne concerne pas davantage la pratique d’Emmanuelle Villard. En effet, si la série 105 renvoie aux célèbres Brushstroke Paintings de Lichtenstein, il ne s’agit aucunement d’un référent intégré au préalable dans le processus de réalisation. Par ailleurs, on chercherait en vain un quelconque référent appartenant à la Grande Peinture du modernisme dans la série 106. L’artiste ne cherche pas à pointer des icônes du passé sous un mode volontariste et en cela aussi fuit une saisie linéaire progressiste de l’histoire de l’abstraction. Mais l’acte de recouvrement qui fonde son travail, en ce qu’il adopte la coulure, la grille, le monochrome, et ce sur un mode désacralisé, charrie inévitablement une mémoire des formes résultant de ces processus. Emmanuelle Villard n’adopte pas en effet dans sa pratique le mode de l’emprunt mais celui de la réminiscence. Aussi, son œuvre convoque une mémoire collective de l’abstraction, avec toute la dimension subjective qui en résulte. La mémoire ou ce qu’il reste du passé à un moment donné du présent. Le spectateur a tout loisir de s’y abandonner dans la réception perceptive et analytique du travail de l’artiste. Cet état d’esprit donne une grande liberté à Emmanuelle Villard dans sa pratique, d’autant que les dogmes sont relégués aux oubliettes. Modernisme, formalisme, structuralisme, déconstruction, pas plus l’un ou l’autre de ces préceptes ne conduisent sa production picturale :
« J’appartiens à une catégorie de jeunes peintres, qui ne peuvent et ne veulent plus réfléchir en terme de dogmes. […] Je suis moi-même incapable de dogmatiser ma peinture. Ce qui m’intéresse, c’est la manière dont circulent le désir, le regard6. »
Il s’agit de retenir la peinture abstraite afin qu’elle n’entre pas dans la sphère de l’oubli en ce qu’elle peut encore aujourd’hui nous informer sur les modalités de notre présence au monde.
« Des objets visuels »7 : il est tentant de suivre l’artiste dans ce principe de dénomination adopté à l’égard de son travail en 2002. Si les tableaux créés dès le milieu des années 90 ont une matérialité déjà affirmée, ils flirtent plus particulièrement avec l’espace tridimensionnel à partir de 2002, précisément, avec les séries 10 et 11. Quitter le plan du mur est en germes. La récente série des boules (2004) confirme cette pleine conquête de l’espace réel. Leur réalisation adopte à nouveau la coulure comme acte de recouvrement et intègre la dimension de la perte. Répandre une laque sur des boules de polystyrène aux diamètres variés permet de créer un effet de glaçage. Puis, ces objets sont laissés à égoutter et à sécher pour ne garder au final qu’une fine pellicule de matière dont on peut suivre le tracé des coulures. Un ou plusieurs mamelons visibles dans la partie inférieure des boules attestent d’une présence du reste et de l’instance de la corporéité inhérentes à ce travail. Présentées pendues au plafond lors de la dernière exposition personnelle de l’artiste (Le Credac, 2004), ces œuvres affirment de manière explicite la dimension décorative (dans le sens fort du vocable) qui caractérise au demeurant la création de l’artiste depuis ses premières réalisations8. Coussins, oreillers, lampions, globes lumineux, etc., les métaphores ne font pas défaut pour qualifier les œuvres des trois séries mentionnées. Par ailleurs, la série des boules annule une classification trop rapide dans le néo-pop de cette œuvre, ne serait-ce que par un chromatisme évoquant davantage celui des coupoles peintes de la Renaissance dont la perception visuelle, tête levée, ne laissait souvent appréhender que des formes abstraites ; ces boules n’en sont par ailleurs qu’un bien modeste reste séculier. Ces quelques Specific Objects kitsch créés depuis 2002 confirment une résistance à l’épuisement de la peinture abstraite dans la pratique d’Emmanuelle Villard. Il n’est pas anodin de noter que Donald Judd revendiquait précisément ce concept d’Objets Spécifiques au moment où la peinture abstraite lui semblait s’essouffler au regard de ses modalités passées. Les objets visuels d’Emmanuelle Villard présentent aussi un caractère précieux qui se ressent dans l’attention portée à leur réalisation, leur format intime et leur pouvoir de séduction. Agalmata : par le titre donné à sa récente exposition personnelle, l’artiste valide cette qualité d’objets précieux pour l’ensemble de son travail. Le vocable agalma implique en effet la notion de valeur dans son sens linguistique. Philosophe et hélléniste, Louis Gernet a étudié en terme anthropologique le rôle important des agalmata (vocable assigné aux statuettes peintes à la générosité somptueuse offertes aux dieux) dans la genèse de l’élaboration de la monnaie au temps de la Grèce antique9. Si la psychanalyse lacanienne a conféré au mot agalmata une certaine sémantique relevant davantage de la métaphore et du mythe que d’une pensée fondée sur des faits historiques, il convient néanmoins, aussi pertinente soit celle-ci, de ne pas omettre les autres déterminants corrélatifs à ce terme afin d’en apprécier toute la richesse. Du point de vue historiographique en effet, ont été également qualifiés d’agalmata au fil du temps des objets d’échanges — trépieds, vases, joyaux — qui possédaient aussi une vertu de protection. La monnaie est l’indispensable outil de la consommation au temps du capitalisme. Le travail pictural d’Emmanuelle Villard s’accompagne par ailleurs d’un travail photographique à travers lequel elle tente de saisir quelques fragments du réel : « ses tableaux, clinquants et colorés, produisent un effet de vitrines, à la manière des devantures de confiseries, de magasins de vêtements ou de stands de jeux de foire, que l’artiste s’intéresse d’ailleurs à photographier »10. Il s’agit d’inscrire les possibles de l’abstraction en prenant acte du grand spectacle offert par un certain état de nos sociétés contemporaines où tout est offert à la consommation. Mais se laisser prendre à l’apparat de la séduction ne doit pas cependant faire oublier que cette joyeuse et généreuse mascarade créée par Emmanuelle Villard a aussi pour but de tester le degré de résistance de l’acte pictural au regard de la surabondance tentatrice des marchandises. Objets précieux, objets visuels situés aux confins de la peinture et de la sculpture, somptueux objets de désir, objets ambivalents convoquant séduction de surface et troubles plus secrets, les œuvres d’Emmanuelle Villard condensent les définitions plurielles assignées au mot agalmata.
Yannick Vigouroux a fort heureusement noté, me semble-t-il, que la création d’Emmanuelle Villard peut être qualifiée de Kitsch selon la définition donnée par Milan Kundera à ce vocable : « Avant d’être oubliés nous serons changés en Kitsch. Le Kitsch, c’est la station de correspondance entre l’être et l’oubli »11. Il s’agit toujours en effet de convoquer des restes, une perte, pour parvenir à faire exister l’œuvre dans le présent. Revendiquer la mémoire pour parvenir à être. Cet ordre temporel au cœur de la création d’Emmanuelle Villard entre en résonance avec la notion de présentisme définie par l’historien François Hartog dans son récent ouvrage Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps12. Alors que nous traversons une crise du temps face à un futur incertain dont le présent porte le sceau, la convocation de l’autocommémoration se serait en effet imposé pour donner existence à l’évènement. « Ainsi le présent s’est étendu tant en direction du futur que du passé »13 . Le travail d’Emmanuelle Villard offre une expérience esthétique à travers laquelle les possibles d’une expérience contemporaine du temps se laissent appréhender. La ligne droite ne semble en effet plus de mise. Pourquoi ne pas se laisser porter par ces courbes chromatiques du temps, goûter leur mouvance fluide, la sinuosité enjouée de leurs entrelacs, et s’abandonner à quelques trouées. A n’en pas douter, aucune perte de temps n’est ici à craindre.
1 « Entretien entre Emmanuelle Villard et Catherine Macchi », in cat. Emmanuelle Villard, Villa Arson, Nice, 1996, n.p.
2 Entretien entre Emmanuelle Villard et Yannick Vigouroux, « La cuisine picturale », site web www.exporevue.com, 2001, n. p. « Ce qui m’intéresse aussi, c’est de voir comment, dans la « compulsion de répétition », il va toujours y avoir une sorte de reste qui va m’amener à chaque fois au tableau suivant. » Il n’existe pas de publication sur support papier pour cet entretien.
3 Ibid., n. p
4 Sur cette question, voir le dossier spécial de la revue Ligeia consacré aux « Nouvelles abstractions » (Ligeia, nos 37-38-39-40, octobre 2001 / juin 2002, p. 25-232).
5 Entretien entre Emmanuelle Villard et Claire Le Restif, « Conversation », in cat. Emmanuelle Villard, La Criée, Rennes, 2002, p. 16.
6 Entretien entre Emmanuelle Villard et Claire Le Restif, « Sub rosa… hollala ! », in cat. Comment s’appelle la partie immergée de l’iceberg ?, La Maison populaire, Montreuil, p. 128.
7 Ibid., p. 131. « J’accepte désormais ce terme « d’objets visuels ». J’aurais beaucoup de mal à les nommer tableaux maintenant, car je ne les vois plus comme ça. »
8 Voir à ce sujet le texte d’Eric de Chassey, « C’est donc vraiment une histoire de séduction on étudie toutes les solutions », in cat. Emmanuelle Villard, La Criée, op. cit., p. 24-34.
9 Louis Gernet, « La notion mythique de la valeur en Grèce » (1968), in Anthropologie de la Grèce antique, Flammarion, coll. Champs, Paris, 1995, p. 121-179.
10 Larys Frogier, « Emmanuelle Villard : la peinture à fleur de peau », in cat. Emmanuelle Villard, op. cit., p. 4.
11 Entretien entre Emmanuelle Villard et Yannick Vigouroux, « La cuisine picturale », op. cit.
12 François Hartog, Régimes d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Le Seuil, La Librairie du XXIe siècle, Paris, 2003.
13 Ibid., p. 216.