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Emmanuelle Villard : la peinture à fleur de peau
Larys Frogier

in catalogue « Emmanuelle Villard », Rennes, La Criée centre d’art, 2002

Audaces :
– peindre aujourd’hui
– travailler le sens — sêma/soma — par l’abstrait
– assumer une part de féminité au sein d’une histoire picturale régie par une économie scopique masculine.

       Ce qui touche dans l’œuvre d’Emmanuelle Villard, c’est une double invitation : l’entrée dans l’épreuve et la jubilation esthétique de la peinture, et en même temps l’ouverture de la peinture abstraite à des problématiques contemporaines -la consommation de l’image, le corps, l’intime, la féminité… Là où de nombreux artistes contemporains s’engouffrent dans la photographie et la vidéo pour verser dans l’exhibition intimiste ou la figuration spectaculaire du corps, Emmanuelle Villard préfère tramer à la surface de la toile de possibles parures ou accidents du corps, questionner la validité actuelle de la peinture, motiver un devenir femme dans le vivant et la création artistique.

       Si les peintures d’Emmanuelle Villard peuvent paraître exubérantes et sont indéniablement généreuses, l’artiste mène un travail de l’ombre dans la solitude de l’atelier. Il faut du temps pour faire et penser la peinture. Au sein de l’atelier, la table a remplacé le chevalet. Il ne s’agit pas pour autant d’une horizontalité radicale à investir au sol, mais d’un dispositif où l’artiste peintre, son corps penché au-dessus de la table et de la toile, dispose d’une surface limitée, parfois contraignante, pour exécuter un geste méticuleux et un motif souvent répétitif. Cette posture particulière du corps n’est pas anecdotique. Si elle peut s’apparenter à celle d’une couturière engagée dans un travail besogneux, dans tous les cas elle participe pleinement à la détermination de la forme picturale.

       L’inventivité de l’artiste peintre se manifeste au cœur du procès pictural, c’est-à-dire au « comment c’est fait » : sélection tatillonne des couleurs, mélange quasi culinaire des peintures et des résines, récupération des restes de peinture, déclinaison de gestes précis d’étalement, de traçage ou d’égouttement de la peinture sur la toile, attente et découverte des effets de séchage de la peinture – coagulations, glissements, fissures, empâtements.

       Toutefois, l’œuvre ne peut se suffire du seul discours de la fabrique. Au sujet des commentaires critiques sur la peinture de Robert Ryman, Yve-Alain Bois observait : « Comme autrefois la chasse aux sources dans les études littéraires, ou la quête du « vrai » motif en histoire de l’art (…), la narration du procès instaure un sens premier, un référent ultime, originaire, et bloque la chaîne de l’interprétation. »1 A l’instar des tableaux blancs de Ryman, les tableaux multicolores d’Emmanuelle Villard accomplissent une exploration magistrale et rigoureuse des possibilités infinies de la peinture. De fait, ils risquent bien de prendre au piège le discours du critique d’art qui, en voulant opérer un décryptage légitime mais systématique du « comment-c’est-fait », fait du procès la causalité unique d’existence de la peinture.

       Pour trouver une première ouverture à cette impasse du procès, constatons déjà que l’artiste ne tente pas de dominer son sujet ou de contrôler le matériau. Il y a certes une exigence de grande précision dans le déroulement du travail, mais également une acceptation et une ouverture aux possibles réactions et transformations des matières picturales, aux doutes qui autorisent un laisser-faire de la peinture pour donner forme à l’oeuvre. Repentirs…

       D’autre part, le geste du peintre et les tourments possibles de la peinture n’ont rien à voir avec l’affirmation héroïque d’une gestualité expressive. Emmanuelle Villard prévient tout pathos narcissique du peintre au profit d’un geste minimal, pointilleux, obsessionnel et répétitif. Gilles Deleuze avait parfaitement démontré en quoi la répétition pouvait constituer un acte de résistance à une logique de narration et de consommation des images2. Emmanuelle Villard répète sur une même toile et sur plusieurs toiles un même geste et un même motif. La répétition s’effectue par la juxtaposition, le côte à côte, mais aussi par la superposition, le recouvrement, le débordement, ou encore la ligne tramée. Au regard des peintures, la répétition ne crée pas l’identique mais engendre la différence en traçant des zones et des flux d’intensités perceptives.

       Nul ne peut échapper à l’entreprise de séduction qui est activée dans la peinture d’Emmanuelle Villard. Ses tableaux, clinquants et colorés, produisent un effet de vitrines, à la manière des devantures de confiseries, de magasins de vêtements ou de stands de jeux de foire, que l’artiste s’intéresse d’ailleurs à photographier. A moins qu’il ne s’agisse de peindre comme on se maquille, de considérer la peinture comme un dispositif de surfaçage et de parure du tableau. Ou encore de consommer les peintures comme on consomme des gâteaux en apparence appétissants : si notre oeil se faisait langue, nous trouverions les tableaux d’Emmanuelle Villard souvent un peu trop sucrés. D’où vient alors ce goût doucereux qui nous reste dans l’œil ?

       En parlant de séduction, nous ne pouvons esquiver la question du féminin dans l’œuvre d’Emmanuelle Villard. En effet, si l’on s’accorde à constater que sa peinture séduit par ses effets de parure et de chatoiement des couleurs, on serait tenté de déclarer qu’elle est en cela féminine. Une telle interprétation est pourtant extrêmement réductrice, voire insultante, puisqu’elle ne fait que reproduire une vision fétichiste des oeuvres et enclore la féminité dans le stéréotype d’un bel objet à regarder.

       La féminité assumée dans l’œuvre d’Emmanuelle Villard n’est jamais dupe de son pouvoir de séduction. Sa peinture est séductrice au sens d’une peinture trompeuse. Elle se tromperait d’abord volontairement à elle-même, comme pour congédier toute clôture de la peinture dans la seule fascination de son autonomie et de son processus de fabrication. Le rendu multicolore du tableau en une surface clinquante vient presque escamoter le geste répétitif, la fabrication rigoureuse et laborieuse du tableau. La couleur comme travestissement ou mascarade du processus d’élaboration du tableau.

       Fondamentalement, la peinture d’Emmanuelle Villard vient tromper l’œil du spectateur qui est instantanément happé et absorbé par la conjugaison des couleurs. Mais la peinture dévoile après-coup que cet effet de surface se joue d’une véritable épreuve du charnel. Les effets séducteurs des tableaux constituent notamment des métaphores de la peau qui est déclinée et stratifiée dans différents états : certains tableaux comme ceux des « pâtés » font penser à une peau fardée à l’excès, tandis que la série des « chairs de poule » évoquent inévitablement une peau abîmée et cloquée, ou encore d’autres tableaux comme la série des « résilles » qui rendent indécis les effets d’une peau enserrée dans des bas ou dans une gaze chirurgicale craquelante.

       On se prend alors à voir comment de telles peintures entretiennent un lien essentiel avec la peau, non plus comme simple surface ou enveloppe, mais comme véritable lieu de l’échange, de la transformation et du contact. Entre le pot de peinture et la déposition épidermique de la peinture sur la toile, entre la matière et la forme picturale, s’élaborent des interstices du charnel qui autorisent le frottement d’une matière sur une autre, le glissement d’une forme vers une autre, le déplacement d’un tableau vers un autre, le passage entre le dehors et le dedans, l’habitation interchangeable des enveloppes de l’identité. Ce ne sont pourtant que des effets de peinture sans prétentions figuratives. Mais cette non-figuration anatomique ouvre justement sur d’infinies épreuves d’un corps à corps, entremêlant la souplesse, l’épaisseur, la fragilité, la consistance, l’affleurement des matières informes.

       S’il fallait forcer une référence historique, il ne serait pas nécessaire de se tourner vers des figures historiques de la peinture. Je pense notamment à une œuvre de Hannah Wilke, Starification Object Series (SOS) – 1974-1982 – qui est un panneau de dix photographies où l’on voit l’artiste, torse nu, adopter différentes poses et mascarades de la féminité (femme fatale, femme enfant, femme prostituée…). A ceci près que le visage et le buste de Hannah Wilke étaient parsemés, à la manière de bijoux ou de pustules, de petites boules de gomme colorées qui ont été mâchées et modelées pour suggérer les lèvres d’un sexe féminin. Cette œuvre des années 1970 avait ceci d’audacieux qu’elle prenait le contre-pied d’un militantisme féministe hostile à toute représentation de la féminité, et qu’elle opérait un retournement de la séduction féminine en un pouvoir de critique sociale plutôt que comme une procédure de fétichisation masculine du corps féminin. Ce retournement était rendu possible par une mise en strates et un pelliculage de la représentation du corps de la femme : le corps-matière, le vêtement masculin/féminin, le torse nu, la pose, les boules de gomme, le symbole du sexe féminin, les images photographiques mises en série3.

       Avec la peinture d’Emmanuelle Villard, il ne s’agit plus de figurer nécessairement un corps féminin/féministe, mais de se jouer, sur toute la surface de la toile, d’effets de strates et de matières faisant résonance avec la chair au féminin. La féminité assumée dans son œuvre constitue donc une stratégie d’infiltration dans la peinture et son histoire, ainsi qu’une stratégie de séduction efficace et subversive de l’œil. Il ne s’agit pas simplement de faire joli et racoleur, mais de répéter et d’explorer jusqu’au bout les attributs d’un genre soit disant féminin. A tel point que cette répétition en vient à désamorcer un double mythe : celui de la féminité comme simple enveloppe extérieure et celui de la peinture comme seule surface plane ; ces deux mythes ayant pour fonction de produire un fétiche absolument destiné au plaisir scopique. Le féminin à l’œuvre chez Emmanuelle Villard procède d’un feuilletage de la peinture, d’une mise en plis du tableau par strates épaisses, maillages subtils, pelliculages artificiels, pailletages de couleurs vernissées. Ce feuilletage autorise ainsi les interstices, les glissements de matière et de sens. Le devenir féminin de la peinture est définitivement cet acte de détournement et de transformation du regard.

 

1 Yve-Alain Bois, « Le tact de Ryman », in cat. Robert Ryman, Paris : Centre Georges Pompidou, 1981, p.11.

2 Gilles Deleuze, Répétition et différence, Paris : Presses Universitaires de France, 1968.

3 Pour une étude de l’œuvre de Hannah Wilke voir Amelia Jones, « The Rhetoric of the Pose : Hannah Wilke and the Radical Narcissism of Feminist Body Art », in Body Art : Performing the Subject, Minneapolis : University of Minnesota Press, 1998.

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