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Guillaume Benoit

in catalogue Emmanuelle Villard, Arles, Ed. Analogues, 2012

Toute surface est une violence. Toute surface est d’abord l’imposition du regard humain sur le monde, le découpage en unités mathématiques d’un univers qui n’a pas attendu l’humanité pour faire vivre l’espace. Mais si la notion de « surface » impose des limites, celles-ci sont en réalité plastiques, se questionnent autant qu’elles se contredisent, s’opposent comme elles se libèrent. C’est précisément en travaillant la surface, en travaillant même à la surface, qu’Emmanuelle Villard, dans son œuvre, parvient à en donner une nouvelle définition. Usant et jouant de sa polysémie, de ses ambiguïtés autant que des préjugés qui l’entourent, l’artiste, qui « voit la peinture comme une métaphore du monde réel » réfractaire à toute possibilité de cadrage, où se multiplient « les dérapages et les accidents », fait de la surface la condition d’émergence de la vie. Loin d’abandonner toute valeur et loin de rechercher un idéal, elle dessine, au travers de son œuvre, une perspective nouvelle sur le geste peinture.

 

LA SURFACE DE LA TOILE

Dans son Éthique, Spinoza posait la question fondamentale de l’homme en demandant « ce que peut le corps » autant qu’il en entamait la possible libération. Si la question essentielle qui parcourt l’œuvre d’Emmanuelle Villard est ce qu’il « reste de la peinture », on peut percevoir une problématique analogue dans son approche. Face à tous les annonciateurs d’une possible mort de la peinture, sa démarche n’a cessé de répéter sa possibilité d’existence et, par la pratique même, a toujours posé cette question : qu’importe que la peinture soit morte, que peut encore la toile ? Autrement dit, à quelle légitimité prétend un tel diagnostic morbide quand la surface, bien vivante, n’a de cesse de relancer les possibles ?

Une question d’autant plus forte que la peinture, chez Emmanuelle Villard, a tôt fait de déborder le cadre, d’inonder la surface, de proliférer en un « dehors » qui n’en rappelle pas moins sa vivacité ; en dehors du cadre, en dehors du châssis, hors de la toile, sur des objets, hors même de la matière peinture. Car si l’art d’Emmanuelle Villard a bien pris acte des problématiques et des paradoxes de la peinture contemporaine, il n’a jamais déploré sa mort, n’a jamais feint sa renaissance. Le symbolisme n’a pas sa place dans le geste d’une artiste à la pratique physiquement expressionniste, généreuse, empreinte d’une jouissance de la rencontre des matières. Créer, chez elle, c’est d’abord aimer manipuler à la surface, toucher et sentir les matières ; rejouer la rencontre des formes pour en élaborer une.

Le rappel à la surface
Mais élaborer n’est pas figer et, de ces rencontres, Emmanuelle Villard a toujours perçu la magie fondamentale à l’œuvre dans les associations les plus inattendues. Ainsi, ce qui dépasse, ce qui est rejeté hors de la toile n’est jamais hors jeu. La surface, chez elle, n’a rien d’un espace discriminant. Matières superposées, peintures couchées et recouchées, lorsque la surface en rejette la présence, les éléments sont récupérés, retravaillés, pour se voir finalement réintégrés, rejoués ailleurs.

Une ouverture de l’œuvre déjà en question dans les premières toiles de l’artiste qui feignent un « grillage » de la toile en apposant des traces de peinture épaisses, lignes plastiques d’une matière déjà émancipée du plan. La peinture sort de la toile et fait de la surface non pas un simple topo géographique mais un complice, une raison de son éclosion. Ce jeu de surfaces, de fuite et de récupération, essentiel dans l’œuvre d’Emmanuelle Villard, impose, à la manière des jardins suspendus de Babylone, son propre cycle. Comme en une enfilade de plateaux successifs sur lesquels se déverse une même force qui coule, l’eau s’agrège par endroits, glisse et se faufile en d’autres, passe d’un palier l’autre pour finir sa course, digérée et macérée dans les sous-sols. Elle reviendra indéfiniment s’écouler, chargée d’expériences nouvelles, développant dans sa course un écosystème fait de rencontres et de proliférations qui la modifient. Pareille alors à l’eau de ce fleuve dont Héraclite nous rappelle qu’il n’est jamais identique à lui-même, la création d’Emmanuelle Villard fait de la modification, du passage d’une surface à l’autre, le principe essentiel de son existence. Car de ces greffes, de ces fantômes ramenés à la vie hors de leur surface initiale, ses œuvres gardent les stigmates de leurs accidents et dansent sur les plaques tectoniques d’un art qui transforme et transgresse leur surface originelle.

De l’organique
Car il s’agit d’un véritable écosystème où l’artiste répète, avec délice, le cycle d’une vie intrinsèquement lié à son modus operandi au sein d’un atelier laboratoire où les expériences artistiques sont menées comme autant de processus expérimentaux, dévoilant au fil du temps des propriétés singulières et des alliances inattendues.

Chez Emmanuelle Villard, le vivant est à l’œuvre, comme si les strass, matières et autres perles dont elle orne ses compositions devenaient parasites, les tableaux se font écosystèmes grouillant d’une prolifération d’un nouveau genre. Sans l’imiter, sans chercher même à le figurer, le principe de vie apparaît dans les œuvres d’Emmanuelle Villard. À l’image de son processus de production, l’artiste aménage simplement un espace pour le laisser advenir. Car en s’attachant à mélanger les matières, à superposer les couches jusqu’à en faire naître une réaction inédite, en favorisant même ces germes qui s’étalent en fine moisissure dans les interstices de la toile, Emmanuelle Villard laisse émerger la vie propre d’une matière s’appropriant la surface pour mieux s’en nourrir.

Et de même, alors que le courant, dans les jardins de Babylone, est irrémédiablement appelé au point le plus bas, tout ce qui s’échappe de la surface semble, chez Emmanuelle Villard, immanquablement attiré par un nouveau plan, une nouvelle surface. Pas hors jeu donc, mais en danger. Lorsqu’elles agglomèrent des sphères entre elles pour les laisser flotter dans les airs, les recouvrent d’apparats et laissent dévaler la peinture le long de leurs étranges lignes, les Suspensions d’Emmanuelle Villard invoquent une force de gravité qui a vite fait de tourner à la métaphore de gravité, comme la menace d’un retour inéluctable à la terre. La surface, ici, devient le réceptacle aussi bien que le témoin complice de cette chute à venir, ce lieu qui saura synthétiser la destruction et faire de la déchéance un lieu de renaissance.

Ainsi, même quand elle rejette des œuvres, quand elle les menace, la surface récupère, in extremis, la matière pour en repenser l’essence. Et, plus l’on s’en approche, plus l’œuvre d’Emmanuelle Villard semble renverser la notion de surface, allant jusqu’à en faire la colonne vertébrale de certaines de ses œuvres.

 

LA SURFACE DES SENTIMENTS

Dans les Pliages d’Emmanuelle Villard, ce qui frappe, c’est d’abord ce refus de la limite, du bord, tous deux masqués sous les plis et replis d’une surface récalcitrante. Une pudeur d’autant plus touchante que ces objets eux-mêmes sont nés de l’intention d’en finir avec la peinture qui les recouvrait. Dans un geste de refus, l’artiste « détoilait » alors le châssis du tableau fraîchement peint et pliait la toile sur elle-même, cachant au regard une composition qui, détournée, inversée, se faisait support d’une nouvelle forme. Emprisonnée, pliée sur elle- même, la toile semble ainsi, dans un élan désespéré, essayer de rentrer en elle-même, trouver les failles où camoufler ses propres limites. Que peut la surface ? Manifestement, devenir la matière donnant à ce pliage une résistance et une forme si « habitée ».

D’épiderme formel, la peinture, elle, se fait chair et sang coulant sous la surface, habitant les nervures d’une toile qui sera par la suite recouverte d’une seconde couche sur son envers. La surface se supporte elle- même, elle est le châssis de la forme quand le vernis, en entrant au contact de l’air, se durcit. La structure complexe qui en naît trouve alors son support, au sens strict, aussi bien à l’intérieur que à l’extérieur. Cachée, condamnée à briser l’œuvre qu’elle est devenue si elle veut se découvrir, la peinture initiale porte en elle une indéniable tragédie, figure maudite capable de ne se révéler que dans la destruction, après avoir survécu à un premier rejet.

À sa façon de capter le regard, de susciter l’amour ou le dégoût du spectateur, loin de se retrouver dans un simple rapport d’attraction/répulsion, la peinture d’Emmanuelle Villard force le spectateur à repenser à son tour la partition d’un jeu de l’amour et du hasard à l’œuvre plastiquement.

Opérer la séduction
C’est un fait, Emmanuelle Villard utilise les codes de la séduction, détourne les apprêts de la courtisane pour réinventer un monde où le désir déborde, où l’apparat continue de piéger le regard. Mais cette accumulation du « superficiel » n’est-elle pas encore une façon de réactiver la possibilité de la surface (du latin, rappelons-le, superficies) ?

Les œuvres d’Emmanuelle Villard ne peuvent être confondues avec la seule légèreté d’une coquetterie ostentatoire, elles vont fouiller les mécanismes de séduction en en interrogeant les limites autant que les contradictions, elles fabriquent à nouveaux frais cette séduction en la fouillant dans sa chair, l’opèrent et jouent de sa complaisance pour en bouleverser les codes. Dans ses collages, Emmanuelle Villard multiplie les appels du pied à une séduction féminine exacerbée, oscillant entre superflu et essentiel. Hors du contexte « corps », les apparats de la séduction débordent, les matières se mêlent quand les formes s’emmêlent jusqu’à l’étouffement. Mais il s’agit bien là d’une image, d’un objet mis à plat et égalisé à la surface.

Emmanuelle Villard dépasse alors le simple badinage ludique avec les codes de la courtisane. Elle révise en profondeur l’organisme séduction en fabriquant des ersatz de possibilités où l’accessoire, pris au piège de la reproduction mécanique, devient la forme, où la surface n’a pas moins à dire que l’idée. Elle roule le monde et le déroule, allant chercher l’essence dans l’apparat, la simplicité dans le jeu complexe de l’attraction. Dès lors qu’elle est évacuée du système de représentation commune, la règle de l’amour perd tout du jeu pour n’être plus simplement qu’une règle de vie. La tragédie des pièces d’Emmanuelle Villard, c’est de s’accrocher à cette règle, d’ordinaire frivole et superficielle, comme on s’accroche aux dernières possibilités de vivre, agglomérant comme à la hâte les accessoires devenus membres à part entière d’un organisme, superposant les épaisseurs, les couches d’objets, comme par boulimie d’une possibilité de la vie. La tragédie des pièces d’Emmanuelle Villard c’est finalement que, de la mise à mort des «fonctions initiales» de la surface et de « l’accessoire », naît un véritable corps, un être inattendu et littéralement monstrueux.

Écorcher la surface
Mais cette mélancolie du tragique n’a étonnamment rien d’un appauvrissement. Tout dans la démarche de l’artiste mène à cette transformation, et les armes employées pour le figurer ne sont que des points absolument nécessaires à la compréhension du drame intérieur qui se joue dans chaque objet du monde. Chez Emmanuelle Villard, la beauté n’est pas tant dans le périssable que dans l’acceptation de sa possible mutation, dans cet objet esthétique soumis aux mêmes lois que celui qui les regarde. Dans ses Spell, elle noie l’accumulation sous une peinture qui fait objet de liant, emprisonnant la matière à la surface pour la recouvrir complètement, l’annuler. L’objet perd ainsi son autonomie et, pareil à l’être humain, se voyant soumis à la loi du périssable.

Cette concordance n’est pas un hasard, les œuvres sont elles-mêmes en adéquation avec les obsessions de ceux qui les ont créées. L’œuvre d’Emmanuelle Villard vient écorcher la surface du monde social à son tour, jouant sur les masques et les effets de représentation de la société de consommation autant que sur ses codes. Les toiles rentrent alors, dans toute leur complexité, en pleine adéquation avec leur monde, s’emparant de ses pathologies comme de ses attraits. Et c’est précisément dans les cicatrices de la surface, que ces œuvres laissent entrevoir une force autonome, la travaillant de l’intérieur, comme une infinité de lignes de force en révolte. La surface s’intègre alors dans une dialectique du monde qui en souligne les traits, en donnant à voir cette monstruosité de la chose, sa sublime condamnation à ne jamais accéder à l’immuable. Une sublime condamnation qui n’est pas sans évoquer la fameuse « maladie sacrée ».

La mélancolie
Le procédé, poussé à son paroxysme dans la série des Medleys montre à quel point la mélancolie n’a rien d’une échappatoire de la conscience, elle est une projection de conscience vers l’objet. Au-delà de la mise en place d’un système organique, d’un rappel biologique dans chacune de ses œuvres, l’artiste intègre également une part de conscience qui se démarque de toute humanité. Il ne s’agit pas de faire du symbolisme, encore moins d’imposer un sens unique à la lecture, mais au contraire, en créant, de modeler, par la « force des choses », une possibilité de conscience inédite, aussi bien de la part de l’objet et de l’œuvre que de celui qui les observe. La mélancolie apparaît alors comme un « supplément d’âme », celle projetée en chacune des œuvres. Entre mélancolie du spectacle et spectacle de la mélancolie, les œuvres maintiennent ainsi cette béance à la surface qui ne cesse de nourrir le dialogue de l’endroit et de l’envers pour en livrer un objet polysémique, à l’existence plastique et aux contours sans cesse redessinés.

 

SURFACE RÉFLÉCHISSANTE

Pour autant, Emmanuelle Villard se refuse à la tentation d’une « autoréflexion » dans son art, il s’agit plutôt d’y faire se refléter une certaine « posture » au monde. En ce sens, on peut parler d’une « véritable » invitation à la réflexion, du spectateur comme de l’œuvre elle-même dans leur manière d’ « habiter » la surface du monde.

Lorsque Platon évoque dans Le Banquet, à travers la voix d’un Alcibiade amoureux, la beauté terrible de Socrate, pareille aux Silènes, ces statuettes représentant le satyre éponyme, prodigieusement laid, qui cachent en elle-même une autre figurine de divinité – les agalmata, il sort déjà de l’idéal manichéen d’un fond donnant sa raison à la forme, de l’idéal du Beau et du Bien. Sous la surface Silène, les agalmata–, sont des aberrations de la chaîne de causalité classique. Platon fait de Socrate la figure d’une métaphore « tangible », une métaphore réelle et sensible. La surface a une vie propre que le fond peut absolument contredire. La beauté profonde n’est certes pas hors jeu, mais seule la surface, ici celle du vieil homme Socrate, est capable de la mettre au jour, de la faire exister. La surface sensible, c’est déjà l’essence. De la même manière, Emmanuelle Villard échafaude, au travers de ses œuvres, une métaphore pleine et réelle.

L’effet de séduction, s’il peut bien exister à la surface, n’est donc pas la seule séduction à l’œuvre dans le travail de Villard. Au contraire, celui qui sera véritablement séduit sera celui- là même capable de ressentir à la surface les vibrations d’une beauté qui sourd de l’intérieur, ce spectateur qui, le temps de l’observation, saura laisser son regard se faire piéger, se faire happer par la surface, pour s’y enfoncer ; perdre son sol pour être définitivement mis en jeu.

La place du sujet
Alors peut-être la véritable place du spectateur tient-elle à cette capacité à ne pas se laisser uniquement séduire mais à toujours suspecter un supplément de beauté, à ne jamais arrêter d’être une machine désirante pour entrevoir à quel point le fantasme en tant que tel doit faire partie du regard qu’il porte sur les objets. Lorsque Emmanuelle Villard, dans ses collages, intègre des fragments de miroirs, des surfaces réfléchissantes renvoyant le spectateur à sa position de voyeur, c’est à une véritable (re)prise de position du sujet qu’on assiste. Une (re)prise parce qu’il s’agit de la récupérer, et en même temps qu’il s’agit d’une implacable affirmation.

Et tout comme elle réinvente plastiquement les règles de la séduction, Emmanuelle Villard souhaite les rejouer dans l’espace. Maintenir la distance, compiler les œuvres, obstruer le passage ou vider les lieux, chacune des œuvres qu’elle expose voit sa vie complétée par les dispositifs spatiaux qu’elle produit. De façon systématique, l’artiste intervient sur la scénographie de ses expositions, travaillant tout aussi bien à leur agencement dans l’espace qu’à la chorégraphie imposée au regard du spectateur. La perception des surfaces n’est alors pas simplement brouillée, elle est minutieusement pesée, elle fait intégralement partie de l’existence plastique d’œuvres définitivement rompues au jeu de la séduction et, par-là même, de la perception. La surface, en ce sens, se refuse au simple rôle de support, elle devient elle- même un « phénomène » dans un contexte spatial qui la déborde et la fait émerger autant qu’il se laisse apprivoiser par elle. La surface, on le voit, n’est plus seulement un vecteur de sentiment, de possible séduction, elle devient ici un point de convergence essentiel, seul capable d’articuler ce dialogue « triangulaire », parcouru en tous sens, entre l’œuvre, l’artiste et le spectateur. Inévitablement, le regardeur est renvoyé à sa propre image. Mais plus encore, il semble surtout encouragé à comprendre sa place, à l’habiter véritablement. C’est finalement cela le mécanisme de la mélancolie, non pas abstraire du monde mais faire fondre les artifices, entrechoquer les perspectives pour révéler à quel point chaque être capable de percevoir la surface est déjà participant de l’œuvre qui s’y joue.

Mais si l’artiste laisse opérer cette reprise de position, s’agit-il pour autant d’une œuvre sans sujet ? En aucun cas Emmanuelle Villard n’abandonne l’auteur, en aucun cas surtout elle ne s’illusionne sur une possible objectivité. C’est précisément en prenant en compte la part infiniment subjective de toutes ses œuvres qu’elle laisse advenir ce qui n’est pas contrôlable, cette part de hasard qui change la donne. Loin donc de revendiquer une disparition de l’auteur, elle ouvre néanmoins la possibilité que l’œuvre en elle-même dépasse les stigmates de son créateur pour ambitionner une vie propre, dans la cadence de sa propre tension vers l’indépendance. Alors, l’œuvre modifie non seulement le sujet qui l’a créée, mais aussi celui qui la regarde. Et, de la même manière que Michel Butor employait, dans La Modification, le vouvoiement pour désaxer la perspective et impliquer un lecteur piégé par le récit et pris dans les mailles d’une narration qui le dépasse, Emmanuelle Villard a imposé une modification essentielle à la perspective du spectateur, pris au piège d’une pièce qui implique directement son regard, qui s’adresse à lui autant qu’elle l’invite à l’observer avec des yeux nouveaux.

 

SURFACE DE PRODUCTION

Car en définitive, dans un monde où les différences sont devenues des catégories, l’œuvre d’Emmanuelle Villard appelle le regardeur à trouver la perspective idéale pour contempler l’émergence de l’essence non pas à la surface mais dans la surface, à percevoir la vie à l’œuvre, pour en finir avec le secret.

Tout comme le célèbre Tricheur à l’as de carreau de Georges de La Tour, son travail s’impose à son spectateur dans toute sa vérité, comme un « tout est là », les règles supposées de la peinture sont détournées si avidement, si évidemment qu’il ne s’agit plus d’une tromperie, d’un effet, mais au contraire d’une révélation. Il n’est plus besoin d’illusion quant à une supposée profondeur du tableau, à l’image de ce tricheur qui nous donne à voir ses atouts ; il triche certainement, mais peu importe, il nous a déjà tout montré de ses stratagèmes et nous place, d’une certaine manière, face à l’inéluctable transformation à venir. C’est alors tout le cours « normal » de la peinture qui est perturbé, et les règles du jeu de l’art, à l’image des cartes, qui doivent être redistribuées. Emmanuelle Villard « prétend » à la différence autant qu’elle est déjà tout entière tournée vers celle-ci. En jouant sur les renversements, en multipliant les inversions du positif et du négatif, elle pare son œuvre d’un masque de carnaval, de cette abolition millénaire des différences sociales par le jeu de surface du déguisement. En négatif, dans ses Lace, Emmanuelle Villard pose des objets sur la toile et les asperge littéralement de peinture, de façon à laisser trace de leur présence sur la toile par les différences d’intensité. Ainsi, c’est la résistance même des objets à la peinture qui dessine le motif. Et ici, plus qu’ailleurs, l’envers n’est pas une réponse symbolique car le travestissement, on le comprend, ne cache rien, il donne du sens et révèle la réalité de la surface.

Bien plus donc qu’un voyeurisme ou une attaque dirigée contre le « revers » de l’apparence, il s’agit d’abolir la question d’un « fond », d’effacer toute tentative de révéler quelque arrière-monde. Autrement dit, ce n’est pas la pureté qu’il s’agit de chercher dans son œuvre, mais un jeu sans cesse renouvelé pour tenter de cerner tous les visages et toutes les transformations que cet « essentiel » pourrait être à la fois. L’être n’est jamais figé, au contraire, il est assumé par les œuvres comme un changement constant, se mouvant sous différents visages qui sont autant de possibilités de sa manifestation.

La surface pure
Emmanuelle Villard semble avoir atteint ce point d’achoppement dans sa série des Decal qui vient, avec le seul travail de la peinture, voler l’éclat du cristal, de l’ornement, pour s’emparer de sa force séductrice tout en synthétisant cette redéfinition de ce que peut la surface. Car avec les Decal, qui emprisonnent véritablement la peinture dans la toile par un procédé de décalcomanie, l’artiste, si elle s’éloigne des excès de matière qui parsèment son œuvre, ne perd pas de vue l’obsession de ce que peut, véritablement, la peinture. Lissant l’espace, réduisant tout relief, elle fait de la peinture une image d’elle-même autant qu’elle amorce la possibilité de faire coïncider les plans de la peinture et de la surface. Tout se joue dans cette ambiguïté entre disparition de la surface et réduction essentielle de la peinture à celle-ci. Cette fois encore, tout est là, peu importe alors le procédé, la rencontre et la résistance de la peinture comme de la toile, de la surface comme de la couleur, viennent dessiner une forme inédite et singulière où la pratique de l’artiste, tout comme la possibilité de la peinture, se voient bouleversées.

En ce sens, la notion même de surface, chez Emmanuelle Villard, affirme encore un peu plus sa réalité, sa possibilité intime d’être toujours en mouvement. Jamais figée, elle se meut aussi librement que la matière artistique qui la recouvre. C’est peut-être là l’origine du bouleversement décisif de ces Decal : réussir à donner corps à la métaphore d’une synthèse pure, venant prouver que la surface, aussi longtemps qu’elle est travaillée, n’est jamais stable, c’est la matière elle-même qui la fait se mouvoir. Alors, tout comme ces jardins de Babylone dont les innombrables plateaux fondent leur identité dans le cycle des transformations qu’ils accueillent autant qu’ils font naître, la surface, au final, n’a plus rien du simple réceptacle pour le regard, elle est précisément ce qui le force à se transformer, à se dépasser pour enfin percevoir l’urgence de la création qui s’y joue véritablement, cette inextricable combinaison de vie et de hasard.

 

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